Ah Bokor ! J'y pense depuis que je suis arrivée au Cambodge, alléchée que je suis par la description de mon guide : une ancienne station climatique bâtie par les Français et détruite par les Khmers rouges, qui l'ont laissée à l'état de ville fantôme... Si c'est pas l'aventure, ça !
7 h du mat. Nous sommes une douzaine à nous entasser dans un mini-van. Le groupe est essentiellement composé de jeunes Australiens et Américains. Comme je comprends un mot sur 10, je lâche la conversation et me concentre sur le paysage.
Au pied de la montagne, stop ! La voiture termine là son voyage. La suite se fera dans le haillon débâché d'un camion de chantier. Pour ménager nos fessiers délicats, des matelas ont été jetés sur le sol. J'ai l'air ironique comme ça, mais promis, je le remercie de tout mon coeur, le gars qui a pensé à ça ! Parce que tant que la route a été lisse et goudronnée, ils nous ont fait rire avec leurs matelas humides et plein de sable qui salissaient nos jeans. Mais quand on est passé aux routes de terre, on était bien contents de les avoir !
Bref, avant d'en arriver là, la route était donc lisse et goudronnée. Au fur et à mesure qu'elle s'élève à flanc de colline, on distingue la mer, d'un bleu profond qui scintille sur un ciel par-fai-te-ment azuréen. C'est magnifique. Sur les flancs de la colline, des ouvriers montent et descendent, se passent des hottes, du bas jusqu'en haut, puis les font redescendre en les jetant dans le vide. Je mets du temps à comprendre, tant ça me semble énorme. Et pourtant. Ils sont en train de tapisser la colline de plaques de gazon artificiel. A la mano. Comme un POPB de plusieurs hectares. J'hallucine.
Au bout d'une heure de montée : nouveau stop. Maintenant, on prend ses pieds... et on grimpe. Il fait chaud et humide sous les arbres. Le sol est glissant et les lianes semblent vouloir s'agripper à nos chaussures. Le ranger qui ouvre le chemin marche à un rythme d'enfer. Des branches pendent de partout, il faut souvent baisser la tête. Des animaux crient : des oiseaux, des gibons, des tigres, nous explique le ranger... DES TIGRES ? Il est mort de rire ! Evidemment, c'est une blague. Ils ont tous été décimés par les Français. Mes deux compatriotes et moi, on se fait toute petites dans nos souliers de marche. Au bout d'une demi-heure, le jeune qui marche derrière moi demande grâce. On s'arrête 10 mn avant de reprendre. C'est qu'il nous reste une heure et demi de route, quand-même. Sur le coup, je pense que c'est une nouvelle blague. Mais non !
Après la "balade", nouveau trip en camion. La route, d'abord en terre, devient caillouteuse. A cette altitude, la colline n'a pas encore été aménagée. Le camion est hoché dans tous les sens. On a arrêté de parler depuis longtemps et on se concentre pour éviter au maximum les chocs qui vous résonnent dans toute la colonne vertébrale. Il commence à faire froid aussi et le ciel se voile. A mesure qu'on progresse, le brouillard se fait de plus en plus épais. Quand on arrive à Bokor, on n'y voit presque rien. Céline, Bretonne qui vit en Australie depuis deux ans, a soudain le mal du pays. "Regarde, on dirait la Bretagne !" Et c'est vrai ! Le paysage, du moins ce qu'on en voit, ressemble à une lande d'herbes hautes et d'arbustes. Le brouillard se déplace en nappes qui laisse parfois entrevoir des ruines en pierres noires. On se croirait dans un film de Tim Burton. Jonnhy Depp serait sorti de la chapelle en ruine au bras d'Helena Bonham Carter, qu'on n'aurait même pas sourcillé !
En tout cas, si Bokor se mérite, elle vous remercie bien de vos efforts. Le bureau de poste, la chapelle, l'hôtel (il s'appelait "Le kir royal", ce qui fait hurler de rire les Australiens ravis de traiter les Français d'incurables alcoolos), l'hôpital, et surtout le casino, plongés dans cette ambiance fantasmagorique laisseront des traces : les vieux murs percés par les balles tirées par les Khmers rouges lors du saccage de la ville, la végétation qui colonise tout, la lumière fantomatique, le silence, seulement rompu par le bruit des gouttes suintant des murs, les nuages entrant par les fenêtres et traversant les pièces... Tout ça donne une ambiance d'une mélancolie infinie qui n'est pas sans charme.
En repartant, notre guide nous a confié que le statut de Bokor, jusqu'à présent conservé dans son jus pour témoigner des ravages perpétrés par les Khmers rouges, était sur la sellette. Un complexe touristique est en cours de construction au bord du lac en contre-bas et le domaine pourrait bien lui être annexé. D'où les plaques de gazon...